Entretien avec Fatma Karray, rédactrice en chef du quotidien El Chourouk

« Nos lecteurs sont notre garde-fou et nous travaillons sous leur tutelle »

Spécialiste de la politique internationale, Fatma Karray, 52 ans, est rédactrice en chef du quotidien tunisien El Chourouk. Ce journal arabophone, créé en tant qu’hebdomadaire en 1985, devient un quotidien en 1987. C’est le titre le plus lu de Tunisie avec un tirage de 120 000 exemplaires par jour.
Au lendemain de la chute de Ben Ali en 2011, la parole se libère en Tunisie. Les journalistes peuvent désormais s’exprimer en toute liberté, mais l’influence des groupes de presse reste prégnante. A l’occasion d’un colloque organisé à l’IJBA, Fatma Karray a répondu à nos questions.
Fatma Karray : « Depuis 2011, la Tunisie accède à la liberté d’expression. » © Asma Mehnana

El Chourouk est le quotidien national le plus lu en Tunisie depuis sa création en 1987. Comment expliquez-vous qu’il soit resté aussi populaire après la chute de Ben Ali ?
Du temps de Ben Ali, notre ligne éditoriale était panarabe. Nos lecteurs s’intéressaient aux grandes causes comme celle de la Palestine par exemple. On ne se mêlait pas des questions de politique intérieure. Après la Révolution, on a modifié nos priorités : l’actualité nationale tunisienne prime désormais sur l’international panarabe. Nous avons accédé à la liberté d’expression et nous avons infléchi notre ligne éditoriale pour nous rapprocher des citoyens. Je pense que nous accordons une part égale à tous les partis politiques. Et c’est pour cela que nous restons le premier journal de Tunisie. Parfois, il y a des dérapages au sein de notre rédaction. Certains journalistes essaient de prendre parti via leurs articles pour les partis politiques qu’ils soutiennent. Mais, très rapidement, les lecteurs manifestent leur désaccord. Notre restons toutefois ouverts. Par exemple, El Chourouk accorde une tribune aux intellectuels et aux écrivains trois fois par semaine. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une période de transition. Aujourd’hui, derrière le journalisme, il y a des lobbys, des luttes d’influence, tout cela reste assez opaque. C’est un problème qui existe aussi en France. Mais, on essaie de rester professionnel.

La famille Al Amri détient l’entreprise de presse Dar Al Anwar. Elle est propriétaire de El Chourouk depuis sa création. Pensez-vous qu’elle constitue un frein à l’indépendance des journalistes tunisiens ?
Là encore, c’est un problème d’influences. Après la chute de Ben Ali, l’un de ses gendres a racheté le journal Sabah. On a eu peur de subir le même sort. Ce qui nous a sauvé, c’est que 95 % de notre rédaction est composée de journalistes professionnels, la plupart formés à l’IPSI. C’est le dénominateur commun qui nous unit. De plus, grâce à notre couverture des évènements dans le monde panarabe, nous avons su fidéliser nos lecteurs : c’est aujourd’hui ce qui nous protège. Mais parfois, nous sommes sujets à des pressions de la part de l’entreprise de presse. Moi je suis sur le départ, je me retire peu à peu. Lorsque je partirai, j’emploierais certainement ma clause de conscience de journaliste car je ne suis pas d’accord avec la mise en avant de certains partis politiques. Nous avons l’obligation d’être indépendants, et cette indépendance ne doit pas être relative. Voilà comment je perçois et revendique mon indépendance : mon édito, on n’y touche pas ! Mes trois mots d’ordre sont le professionnalisme, l’indépendance et la liberté. Parfois, dans les conférences de rédaction, je m’abstiens si je ne suis pas d’accord, même si j’ai un droit de regard. Je dois faire des compromis malgré ma fonction de rédactrice en chef.

Pour un journaliste politique, la proximité avec le pouvoir constitue souvent un jeu dangereux. Comment celui-ci peut-il conserver son indépendance ?
Encore une fois, il faut appliquer ces trois principes : indépendance, liberté, professionnalisme. En plus du lectorat, ce sont nos garde-fous pour ne pas faire le jeu des politiques. La clause de conscience journalistique est fondamentale. Nous devons être un contre-pouvoir. Si nous voulons que le journalisme soit un quatrième pouvoir, nous devons procéder à la séparation rigide des pouvoirs comme le disait Montesquieu.

Vous avez été décorée en août 2015 par le président Beji Caïd Essebsi à l’occasion de la Journée de la Femme. Quel sens donnez-vous à cette décoration en tant que journaliste ?
J’ai été honorée par la République, je suis républicaine, je n’ai donc pas refusé cette distinction. Je n’ai été ni stupéfaite, ni particulièrement fière. Pour moi, la République m’a honorée, pas le président Essebsi en tant que personne. Je l’ai interviewé plusieurs fois, avant et après avoir reçu cette distinction. Cela n’a pas influencé mon travail de journaliste. D’ailleurs, en août 2015, j’ai écrit un éditorial contre la présidence et son gouvernement. Quelqu’un m’a téléphoné et me l’a reproché. J’ai répondu que je disais la vérité, en totale indépendance. Pour moi, il était nécessaire que le président, mais surtout le peuple tunisien, entendent mon message.

Asma Mehnana et Léo Marron

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