Hommage à Robert Escarpit

Dans le prolongement des cinquante ans de formations au journalisme à Bordeaux, la journée d’étude « Robert Escarpit (1918-2000) la métamorphose d’un lettré dans le siècle », organisée le 16 juin dernier aux Archives Départementales de la Gironde à l’initiative du MICA, l’équipe de recherche en sciences de l’information et de la communication de l’Université Bordeaux Montaigne, avec le soutien de l’IJBA et de l’IUT, a été l’occasion de saluer le journaliste inspiré, auteur durant trente ans de billets quotidiens publiés à la une du journal Le Monde. Jean-François Brieu, Directeur adjoint de l’IJBA qui fut aussi l’un des ses élèves, a rendu hommage à Robert Escarpit dans le texte que nous publions ici dans son intégralité.

Le billet « Au jour le jour » de Robert Escarpit : la Morale de l’Histoire

Lorsque j’ai accepté le défi qui consiste à parler de Robert Escarpit dans ce qui reste sans doute son activité la plus connue et la plus mémorable, son activité de billettiste, je me suis dit que j’allais me noyer dans cette littérature abondante à l’extrême : comme le souligne Marie-France Blanquet, une de ses biographes, Robert Escarpit a tenu la rubrique Au jour le jour pendant 30 ans, de 1949 à 1979 et a, de ce fait, publié près de 10 000 billets. C’est Hubert Beuve-Mery qui avait demandé au jeune enseignant de la fac des Lettres de Bordeaux de se livrer à l’exercice qui devait éclairer la Une austère du Monde, le fameux « quotidien de référence ».

Et finalement, c’est la voix de Robert Escarpit lui-même qui m’a guidé à travers cette jungle d’écrits, grâce lui en soit ici rendue. En 1975, j’étais en effet l’un des élèves du maître à Bordeaux, je préparais ma maîtrise avec lui, et il nous avait parlé de cette somme qui venait de sortir à l’époque et qui consignait un florilège de ses écrits journalistiques dans un livre. Le livre, de fait, sortait en mars 1975 aux éditions Jean-Jacques Pauvert, l’éditeur -très contesté et très souvent condamné par les tribunaux à l’époque- d’Albertine Sarrazin, des œuvres de Sade, et de divers écrits érotiques qui étaient aussi des écrits de combat.

J’ai donc remis la main sur ce gros et passionnant volume et c’est avec la voix de l’auteur dans la tête que j’ai parcouru ces lignes. J’avais gardé le souvenir d’un Escarpit homme de gauche, dont la pensée, me semblait-il, était articulée sur une sorte de marxisme gascon, mâtiné de Lord Byron et de San-Antonio. Escarpit avait évoqué la genèse de sa formation lors d’un colloque consacré à l’été 1936, colloque auquel j’avais assisté, et je n’avais pas oublié ses propos. Et je retrouvais tout d’un coup ce jeune homme dans un billet publié le 15 juin 1958 et qui explorait un champ littéraire assez rare chez l’auteur (mais constant chez le pédagogue) : celui de la confidence.

Dans trois jours, on fêtera le 18e anniversaire de l’Appel du 18 Juin. Nous sommes quelques-uns pour qui cet anniversaire commence un peu plus tôt. M. Paul Reynaud, si vous me rencontriez aujourd’hui, reconnaîtriez-vous l’aspirant, amaigri par un mois de retraite militaire, qui commandait un poste de garde de votre « hôtel Matignon » improvisé rue Vital-Carles, à Bordeaux ? Vous souviendriez-vous aussi de ce commandant, maintenant général, qui vint une nuit passer quelques instants dans votre antichambre, entre deux bombardements ? Que de Gaulle était seul alors ! Il n’avait pas encore lancé son appel et nous étions deux ou trois jeunes officiers de réserve à le connaître pour avoir lu certains de ses livres ».

Dans ces centaines de courts écrits que je retrouvais 40 ans plus tard, c’est, me semble-t-il, plutôt Montesquieu que Marx qu’il m’a semblé rencontrer. Un Montesquieu épinglant nos travers en débusquant les non-dits de l’actualité à travers de petites fables, le Montesquieu des Lettres persanes reprenant les fondamentaux rhétoriques de La Fontaine pour décrypter, autant que faire se peut, le cheminement des Trente glorieuses, aujourd’hui présentées comme une époque heureuse et prospère, et dont les écrits de l’auteur rappellent crument qu’elles furent aussi le champ de bataille planétaire des rivalités Est-Ouest.

De fait, les billets Au jour le jour du Monde signés Robert Escarpit sont à mes yeux, je le redis, ses Lettes persanes : même distance amusée, même habileté toute littéraire à adopter le point de vue de Sirius -n’était-ce point le nom de plume du patron du Monde, Hubert Beuve-Méry ?… – puis à la mettre en danger en y introduisant l’analyse ou le commentaire, avant de conclure sur une chute qui, à la manière de ces romans policiers dont Escarpit aimait démonter chaque ressort, doit à la fois refermer l’histoire, en redimensionner la narration tout en faisant sourire le lecteur. Un exercice, on le voit, d’une telle difficulté que le quotidien du soir n’est jamais vraiment parvenu à remplacer l’auteur, malgré quelques tentatives. Il a finalement fallu faire appel à un dessinateur, Plantu, pour conserver cette fenêtre ouverte sur un monde désespérant, et dont la force destructrice doit sans cesse être retournée contre elle, jusqu’à ce qu’en apparaissent les attendus aussi burlesques que philosophiques.

La technique d’Escarpit tient enfin de ses maîtres anglais, pinces sans rire, de préférence provocateurs, nommés George Bernard Shaw ou David Lodge. Les faits sont en général introduits sur la distance de quelques phrases. C’est par le biais de la comparaison inattendue ou de la logique poussée jusqu’à l’absurde que Robert Escarpit va progressivement tordre la réalité de l’information pour l’amener à se contredire elle-même, jusqu’à ce que le terrorisant s’en trouve pitoyable, que le menaçant s’en trouve complice et que l’ultra logique s’en trouve parfaitement délirant. Le marxiste Escarpit, sans renoncer en rien à sa formation et à ses convictions, finit par s’éloigner ainsi de Karl pour s’en aller cheminer aux côtés de Groucho.

Je vous propose maintenant d’en évoquer quelques exemples, regroupés en quatre grand chapitres : le social et la société ; la politique ; l’étranger ; la transmission du savoir…

LE SOCIAL ET LA SOCIÉTÉ TOUT D’ABORD…

Dans cette série de chroniques, l’auteur nous conduit sur les chemins des Trente glorieuses déjà citées et, à la manière de l’entomologiste, épingle nos petites manies et la façon dont nous nous en sortons avec la grande affaire de l’époque -les décennies 50/60- : la modernité.
11 octobre 1949 : « Les professeurs ont-ils une âme ? Après examen approfondi, je crois qu’on y peut répondre par l’affirmative. Non seulement ils ont une âme, mais ils possèdent les caractères de l’être humain qui sont, comme chacun sait, un manque chronique d’argent à la fin du mois, une tendance marquée à trouver la vie chère et une espèce d’incapacité naturelle à se procurer un logement. »
En 3 phrases tout est dit : le côté étriqué d’un métier de prestige et les insuffisances d’une France qui peine à se reconstruire. On pose une question à laquelle on se garde bien de répondre ou, plus exactement, on la passe à travers le crible étroit des figures de réthorique que ce professeur de littérature comparée articulait avec gourmandise les unes avec les autres, jusqu’à ce qu’elles aboutissent à une sorte de « métatexte » surréaliste qui dit plus par la manière dont il dit que par ce qu’il annonce vouloir dire. Ainsi, au fil de l’œuvre, se succèdent synecdoque, zeugma, anacoluthe, épiphrase, métonymie, syllogisme et métalepse.

Ainsi, parfois, le billet d’Escarpit parle de ce qui n’est pas son sujet, sans même que l’auteur lui même s’en aperçoive. A preuve, ce texte qui rappelle que l’auteur est un homme de son âge et de la culture de son milieu d’origine (lorsqu’il parle de la perfidie de l’éternel féminin) et de son temps (la référence aux Années Sombres).
17 juin 1959 : « C’est fait : Dior raccourcit les jupes jusqu’au-dessus des genoux. Le mouvement de la mode ressemble à celui d’un yoyo. J’ai cru remarquer que l’esprit de contradiction inhérent à la nature féminine exigeait d’autant plus de tissu qu’il y en avait moins sur le marché… espérons (donc) que les années de jupes courtes seront (aussi) celles des vaches grasses. »
En fait, le billet « scarpitien », pardon pour le néologisme, se mêle de tout. Mais avec, tout de même, des sortes de domaines réservés qui, eux aussi, en disent beaucoup sur l’homme.

DE LA POLITIQUE

Dans le petit monde d’Escarpit, en tout cas dans les années cinquante, le monde politique s’apparente au bon vouloir teigneux de Don Camillo, mêlé aux frondeurs risibles de Clochemerle.
11 juillet 1953 : « Un journaliste commente en ces termes la formation du cabinet Laniel : « Le nouveau gouvernement français est né sous le signe favorable de l’indifférence générale ». Comme ce journaliste nous connaît bien. D’un coup d’œil, il a reconnu la nouvelle vertu foncière de notre peuple : l’indifférence ».

Mais le chroniqueur sait faire place aussi au reporter, toujours décalé, jamais méchant mais parfois féroce, comme se doit de l’être le moraliste.
4 janvier 1956 : « Monsieur mon député, toutes mes félicitations, vous êtes enfin élu. J’étais à côté de vous dans la foule anonyme du petit bar qui vous servait de permanence quand les chiffres décisifs sont arrivés. J’ai assisté à votre transfiguration. L’instant d’avant, vous étiez parmi nous, pareil à nous, un homme comme les autres. Et puis, en un clin d’oeil, vous êtes devenu un être différent, lointain ; un homme politique ».

Esprit fondamentalement politique, Robert Escarpit, de force plutôt que de gré, s’engage dans un long compagnonnage avec le général de Gaulle, de 1958 à 1970. L’homme, dont il mesure la dimension, le fascine par sa stature, mais l’offusque par son exercice très personnel du pouvoir. C’est sur ce versant de la grandeur, qui s’appelle la satisfaction de soi, qu’il l’attaque.
10 juin 1958 : « Au cours du voyage en Algérie, le général de Gaulle a lancé quelques formules frappantes… Ainsi, quand de Gaulle a dit aux comités de salut public (d’Alger) qu’ils devaient travailler à réaliser l’intégration des âmes, sans doute a-t-il voulu indiquer que leur mission est désormais plus morale que physique. Pour qui connaît un peu l’Histoire, les tentatives d’intégration systématiques des âmes ne manquent pas. La vérité m’oblige à dire qu’elles ont toujours abouti à la désintégration systématique des corps. » 

Mais il sait aussi, 12 ans plus tard, au moment où frappe la mort, rendre les armes et pendre en temps réel la mesure de l’homme et celle du politique.
11 novembre 1970 : « Le plus connu des soldats s’en va l’avant-veille du jour où l’on célèbre le souvenir du Soldat inconnu… Lui qui nous voulut plus grands peut-être que nous ne l’étions, puisse-t-il nous enseigner, par son exemple, à être moins petits ! »
24 novembre 1970 : « Si j’en crois certaines lettres contradictoires… c’est un crime d’éprouver du respect pour de Gaulle et de n’être pas gaulliste… Faut-il toujours transformer l’hommage en culte ? Ou refuser l’hommage parce qu’on a peur du culte ? »

DE L’ÉTRANGER

Domaine d’investigation prioritaire du quotidien Le Monde, censé épauler la diplomatie française dans les années cinquante avant de faire cavalier seul dans la décennie suivante, la politique étrangère est interrogée par le billettiste à l’aune des enjeux fondamentaux qu’elle pose, au moment où la Guerre froide fait rage pendant que les politiques s’essaient à la construction de l’Europe en s’appuyant sur le fragile mais déterminant Traité de Rome.
14 juillet 1956 : « La Chambre des Lords vient de prendre position contre l’abolition de la peine de mort. Je ne pense pas qu’on doive s’en réjouir…Ah ! Nettoyer l’humanité sans douleur, quel rêve ! C’est ce qu’exprime l’euphémisme communiste de la « liquidation physique ». On ne tue pas : on désinfecte, on « nettoie »… On efface tout et on recommence. Effacer, nous savons faire ; mais recommencer ?.. »

Rappelons brièvement les faits qui inspirent le texte qui va suivre. En octobre 1956, la Hongrie, pays satellite de l’URSS, tente d’échapper à la tutelle soviétique. L’affaire prend un tour inquiétant, en pleine déstalinisation, car on craint l’effet de contagion. Le 24 octobre, à la demande du secrétaire du Parti des travailleurs, les Soviétiques interviennent, mais peinent à briser la contestation par la seule négociation. Le 4 novembre, les chars russes entrent dans Budapest : il y aura 2500 morts.
6  novembre 1956 : « Le monde a vu le visage bouleversant de la Hongrie et ne l’oubliera pas. … Même si le masque de fer arbore le plus séduisant des sourires, comment feindrions-nous d’ignorer maintenant ce qu’il cache ? Visages de peuples égorgés, on n’éteint pas votre visage. Communards de Paris, Résistants de Varsovie, insurgés de Budapest… ni les discours, ni les canons ne prévaudront jamais sur cette pure flamme sauvage qui émane de vos yeux morts. »

Préoccupation intense et enjeux fondamental de l’affrontement Est/Ouest, l’arme nucléaire ne pouvait pas, par ailleurs, échapper à l’observateur Escarpit. Depuis Hiroshima, la fission de l’atome a pour les peuples le visage de l’apocalypse.
29 juin 1957 : « Le président Eisenhower vient d’annoncer officiellement qu’avant cinq ans, nous aurons la bombe sans retombée radioactive…Grâce à (elle), la chair à atome sera de la chair fraîche, saine et vivante à souhait. On aura plaisir à travailler pour elle. Nous sommes des lions, et non des hyènes ou des chacals… Le jour du Jugement (Dernier), quelle fierté de pouvoir dire : « J’ai tué quelques millions d’hommes, d’accord, mais sans faire d’éclaboussure ».

Conflit structurant de la décennie 60, la guerre du Vietnam divise le monde et plonge la jeunesse occidentale dans un mouvement de contestation qui accouchera de Mai 68 et de Woodstock. En 1964, l’Amérique s’est engagée dans une offensive terrestre au Nord. En 1965, les combats au sol ont gagné le Sud. Robert Escarpit interroge régulièrement l’escalade militaire américaine en Asie du Sud-Est.
19 mars 1967 : « On se demande si, dans la nouvelle équipe américaine au Vietnam, les faucons l’emporteront sur les colombes ou le contraire. En réalité, ce ne sont qu’oiseaux mineurs chargés de besognes d’exécution. Le faucon n’est rien qu’un hobereau anobli, et la colombe un pigeon embelli…. Le vrai problème est de savoir si, à la Maison Blanche, l’autruche continuera de dominer. »

DE LA TRANSMISSION

Nous terminerons ce voyage au pays de la pensée de l’universitaire Escarpit par ce thème essentiel à sa carrière d’observateur, de médiateur et de « maître », au sens où l’on entend ce mot à l’école : la transmission du savoir. Robert Escarpit a présidé aux destinées de l’université Bordeaux Montaigne alors appelée Bordeaux 3; il a créé un Institut de Journalisme avant d’y adjoindre une filière Livre, une filière Publicité, une filière Relations publiques, une filière Documentation et une filière Carrières Sociales. Armer intellectuellement les jeunes générations était pour lui plus qu’une préoccupation, c’était une mission, dont on retrouve maints échos dans ses textes : pour lui, un peuple sous-informé est un peuple démuni, manipulable, abandonné par ses élites. La pédagogie est donc la courroie de transmission qui relie l’expérience des aînés au besoin d’apprendre des cadets. Encore faut-il être capable de pétrir le savoir comme une pâte, et de le servir comme un brouet propre à la consommation.

2 juin 1966 : « Un excellent universitaire… vient encore une fois de se joindre au chœur qui condamne la médiocrité d’Interville, l’émission de M. Guy Lux… Je m’amuse bien à Interville…Où en est la médiocrité ? Je la préfère en tout cas à celle de cet intellectuel incapable de communiquer sa culture sans pontifier… ou pratiquer une aumône culturelle qui… n’a d’autre remède à la grande faim de ses semblables que de les condamner au mensonge de l’universel ennui ».
Et en tant que votre ancien élève, M. le professeur, je peux vous dire que jamais, dans vos cours, jamais au grand jamais, vous ne fûtes dispensateur du moindre « mortel ennui ». Et ce n’est pas là la moindre de vos élégances.

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